Saturday, July 19, 2008

Avoir du crédit... ou pas

Aux Etats-Unis, tu n'es rien sans crédit. Car tout s'achète à crédit, et tout le monde est jugé à son crédit. Les deux sens du terme crédit (le sens matériel et le sens moral) se trouvent confondus d'une façon inattendue...
Fière d'une éducation qui m'a appris à ne pas contracter de dettes inutiles, lorsque j'ouvrai un compte en banque à Seattle pour y recevoir mes subsides de l'université, j'ouvrai en même temps un compte d'épargne. La musique monotone des récitations scolaires trottait sans doute dans quelque recoin de mon inconscient et j'adoptai un ton de fourmi choquée lorsque la banquière me suggéra de prendre un carte qui me permettrait d'acheter à crédit pour un montant de 500 dollars par mois. "Je ne comprends pas, je paye avec mon argent ou avec l'argent de la banque ?
- En fait vous devez rembourser à la fin du mois.
- Ah, c'est comme un droit à découvert?
- Non, c'est une carte de crédit. C'est très important, cela vous permet de vous constituer un historique de crédit. Cela vous ouvre droit à des crédits de montant plus élevé, mais c'est important aussi quand vous cherchez du travail.
- Pardon? Les employeurs ont accès aux informations bancaires?
- Oui bien sûr !
Je la regardai l'air dubitatif un moment puis m'excusai de ma naïveté en forçant mon accent français. J'avais lu assez sur l'Amérique à crédit pour comprendre l'histoire de l'incitation à la dette; l'accessibilité universelle des données bancaires me semblait plus louche. Après un couplet d'anti-américanisme gratuit sur le scandale de la violation de la vie privée, j'ai mis un couvercle sur l'épisode et l'oubliai assez vite.
Jusqu'à ce que ma route croise le monstre Equifax. C'était un beau matin de juillet, sur le front de mer de Seattle. Je voulais partir pour les îles Orcas et alors que je tentais de louer un véhicule chez Thrifty Rent-a-car l'Hydre est sorti de ses eaux obscures.
- Votre carte a été refusée.
- C'est étrange, j'ai de l'argent sur mon compte.
- Vous avez une autre carte de crédit?
- Vous pouvez réessayer?
- Non la carte est refusée, je ne peux rien faire. Pour toute réclamations appelez ce numéro.
Elle me tend une petite carte mentionnant le nom d'Equifax et un numéro de téléphone, m'indiquant qu'il s'agit d'une compagnie de notation du crédit. Je contournai l'Hydre grâce à ma carte française, un peu fâchée de devoir payer les frais de conversion imposés par la Société Générale mais pressée de partir vers les îles San Juan.
J'appelai aussitôt le numéro indiqué sur la petite carte blanche et tombai sur une boîte automatique me demandant d'user abusivement les différentes touches de mon clavier téléphonique sans jamais me donner en échange le privilège de parler à une entité humaine. Equifax est un monstre-répondeur automatique. Je tentai internet et après avoir entré tout plein d'informations personnelles pour qu'ils s'assurent bien de mon identité, je reçois l'information ô combien instructive que je dispose d'un prêt-hypothèque contracté en août 2002... Je ne vois pas de meilleure solution que placer un couvercle pudique sur l'absurdité de la chose (je suis arrivée aux Etats Unis en septembre 2006 et ne possède pas de maison) et profiter des vacances.
C'est sur la route d'Orcas que je tombe sur une émission de radio qui ajoute du machiavélique à l'absurde. La journaliste, partant d'une mésaventure personnelle, interroge Elizabeth Warren, professeur de droit à Harvard, sur les pratiques des companies de notation de crédit (http://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=92049490). Il ne s'agit pas de banques mais de compagnies spécialisées dans l'évaluation de la crédibilité d'un usager du secteur bancaire, c'est-à-dire tout le monde et n'importe qui. L'hydre a trois têtes - Equifax, Transunion et Experian (dont la devise est ''a world of insight') - mais peu de cervelle: Warren explique qu'environ 80% des rapports individuels contiennent au moins une erreur, souvent des erreurs sérieuses. Il faut dire que les informations sont recueillies au petit bonheur la chance, récoltées auprès des banques, dans les journaux et sur internet. Les erreurs dues à des homonymes sont légion; et cela ne semble pas préoccuper les compagnies. Elles peuvent juger de la crédibilité de tout un chacun sans avoir à craindre pour leur propre crédibilité. Pire, Warren suggère que le taux d'erreur est précisément la source du profit de ces compagnies. En effet le site internet de chacune des companies propose différents produits permettant d'améliorer son score bancaire. Le commerce d'indulgences fait florès. Plus sournois encore. L'accès à son propre fichier est payant. La loi fédérale dans son majestueux souci de protéger les citoyens contre la fraude leur permet de consulter gratuitement le rapport établit sur eux, seulement une fois par an. Pour en savoir plus, veuillez entrer votre numéro de carte bancaire ainsi que la date d'expiration.
La journaliste, inquiète, demande à la prof de droit ce qu'on peut bien faire en cas d'erreur. Ecrire. Lorsqu'on rapporte une erreur la compagnie est censée mener une enquête sous trente jours. Mais cela est rare. Si le cas est grave, mieux vaut faire appel à un avocat. En cas de succès les frais de justice seront couverts.
Le processus est cependant suffisamment compliqué pour que l'hydre prospère dans son marécage. Et si jamais la compagnie reconnaît sa faute il faudra encore acheter l'accès à son fichier individuel (7 dollars par consultation) pour vérifier que les erreurs ont été corrigées. Plus il y a d'erreurs plus on se fait de l'argent. Voilà qui n'incite pas à l'intégrité. Et comme cela ne semble pas être la priorité des pouvoirs publics les compagnies continuent et quelque part en Californie de riches PDG se font édifier des toilettes en marbre.
Pendant que leurs fesses jouissent de la fraîcheur immortelle du marbre, ceux qui sont mal notés (que ce soit à tort ou à raison) se voient refouler non seulement par leur banquier, mais aussi par les employeurs potentiels (70% consulteraient les fichiers des candidats à l'embauche), propriétaires de logements, loueurs de voiture. Fatigués sans doute de l'invective, beaucoup se réfugient dans l'apathie, l'alcool et les antidépresseurs, pour oublier que leur démocratie des superlatifs est bouffée par une mafia tenace. Je tiens bon en me disant qu'en France on n'en est pas encore là.

(suite au prochain épisode: comment je n'obtiens pas l'accès à mon fichier personnel parce que je ne suis pas capable d'indiquer le montant des remboursements mensuels du prêt hypothèque contracté en mars 2008)

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