Sunday, January 27, 2008

Sourires


Et parce que je ne fais pas que des activités charitables dans la vie quand même, voici une photo avec Simon Shaheen, musicien fabuleux qui joue du 'oud et du violon, et qui est venu donner un concert à Seattle. Zied, un de mes joyeux camarades (et fidèle lecteur de ce blog; donc il sera content que je le cite !!!) connaissait le contrebassiste, tunisien comme lui, alors il l'a amené à la maison après le concert et nous avons fumé la chicha en discutant politique américaine et de musique. J'avais eu le temps aussi de faire, en un temps record de 7mn (plus 30mn de cuisson) un délicieux clafoutis pêche-rose...
nb: je n'ai rien posté depuis longtemps mais comme j'avais beaucoup écrit entre temps il y a deux nouveaux messages après celui-ci.

Le reflet de la lune sur le lac gelé.

Une autre de mes expériences avec l'envers du décor à Seattle. Toute la semaine le soleil brillait et faisait scintiller le givre sur les arbres. Dans la clarté de l'horizon on pouvait admirer les montagnes enneigées. Le syndrome hivernal du manque chronique de lumière - appelé SAD; seasonnal affective disorder - marquait un sérieux recul, estompé il est vrai par une recrudescence de rhumes dûs probablement au froid inhabituel et au maintien d'habitudes inadaptées au climat (du type tongues et short).
C'est donc bien couverte que je suis partie, jeudi dans la nuit, au Compass Center de Seattle. Il était 2h30 du matin et des centaines de personnes s'étaient réunies là pour le One Night Count: ue nuit de recensement du nombre de sans-abris à Seattle. La colonne vertébrale de cette entreprise, c'est le réseau des églises locales. Je me suis inscrite pour le secteur "Greenlake" (voir la carte- nb j'habite sur la droite par rapport à Greenlake, juste au dessous du point bleu inférieur, c'est Greenlake reservoir)

Agrandir le plan

J'étais dans une sous-équipe avec trois Américains d'origine asiatique venant de l'église protestante de Keystone (dont un vieillard gaillard de 81 ans, vétéran de la seconde guerre mondiale et ancien champion de triathlon), et un jeune cool de type un peu latino qui m'a dit qu'il était pasteur de l'église américano-taiwanaise. Une équipe sympathique. Nous avions la charge du tour du lac, moitié est, une autre équipe faisait la partie ouest. Il fallait observer chaque buisson, chaque recoin pour voir si quelqu'un y dormait, et signaler sur notre petite fiche le nombre de personnes observées; le type d'abri (couvertures, tente, voiture etc). La consigne était de ne pas déranger les sans-abris donc les informations sont très lacunaires (on ne sait pas l'age; le sexe ou la nationalité de la personne). Nous avons compté, avec mon équipe, quatre personnes (dont une sorte de tente faite de bâche, compte pour 2 personnes, c'est la règle). Nous avions des doutes sur le statut de deux personnes qui couraient autour du lac ( à 3h30 du matin, par un froid glacial); mais notre vétéran leur a demandé s'ils étaient sans abris et ils ont répondu que pas du tout, ils faisaient leur jogging. Le manque de sommeil est aussi un fléau de l'Amérique...
L'autre équipe qui faisait le tour du lac a compté deux sans abris. Total de 6 pour le tour d'un lac qui est le paradis des joggers du dimanche. Cela me semble beaucoup pour ce quartier résidentiel où aucun sans-abri n'est visible de jour (contrairement au centre ville). Et beaucoup pour une nuit qui était sans doute l'une des plus froide de l'année, dans les -5/-10 degrés. L'eau du lac avait un air dur et figé, et reflétait avec indifférence les pâles rayons de la lune.

Pour information; le One Night Count a recensé 1 976 sans-abris à Seattle (pour une population de 580 000 habitants environ), chiffre qui exclut les personnes en centres d'hébergement mais inclut les personnes qui se trouvaient dans les abris exceptionnels "grand froid", 140 pour l'ensemble du comté (Seattle et sa banlieue). Ceci représente une augmentation de 15% par rapport à l'an dernier (alors qu'il faisait moins froid...). L'opération de recensement sert à faire pression sur les autorités publiques pour développer le logement social. La tendance actuelle est plutôt à la création de condos (lofts; grands appartements en copropriété).

Prendre un rendez-vous chez le médecin.

Mes deux activités de volontariat, à la prison et chez les réfugiés iraquiens, sont pour moi une occasion formidable de découvrir l'envers de l'Amérique. Depuis l'immense campus de l'Université de Washington, sa bibliothèque-cathédrale, son ratio de 4 ordinateurs par élève, ses écureuils euphoriques, et son hôpital qui est l'un des meilleurs du pays, on oublie vite ceux qui n'ont pas eu le ticket d'entrée à la bulle magique.
Il y a dix jours environ, Jenane me demande de l'aider à prendre un rendez-vous chez une gynécologue. Pas de problème: je sors la feuille de contacts donnée par l'IRC (l'association qui les prend en charge) et appelle le centre de santé. Bonjour, j'aimerais prendre un rendez-vous avec une gynécologue. - Quel type d'assurance avez-vous? - DSHS (c'est l'assurance maladie fournie par les services sociaux; équivalent américain de la CMU sauf que ce n'est pas vraiment universel ni dans son attibution, ni dans son fonctionnement, comme je le découvre par la suite). - On n'accepte pas cette assurance pour un rendez-vous gynécologie, sauf si la patiente est enceinte. Le centre de santé n'accepte pas non plus le coupon pour la médecine générale; mais la réceptionniste est gentille et elle me donne quelques numéros de téléphone. Après trois nouveaux échecs, j'appelle un autre numéro sur ma liste, celui d'une association de femmes réfugiées - ils doivent bien avoir des adresses. Une femme adorable me dit qu'elle va chercher des numéros, cela devrait lui prendre cinq minutes, et elle me rappelle tout de suite. Une heure trente après - Pardon de rappeler si tard, cela m'a pris plus de temps que prévu mais j'ai trouvé un centre qui a un service gynécologie et devrait accepter le coupon (= DSHS; je commence à comprendre que c'est une assurance qui fonctionne comme des tickets d'alimentation). J'appelle donc Unibe - Non; service gynécologie on ne prend pas.- Est-ce qu'il serait possible d'avoir un rendez-vous en médecine générale alors, avec un médecin femme ? Je suis soulagée: j'ai donné le numéro du coupon, fixé une date pour dans 4 jours, et on m'a même proposé un traducteur pour Jenane.
Le lendemain le centre m'appelle et me dit qu'après vérification, ils se sont aperçus qu'ils ne prenaient pas le coupon. Il faut le transférer sur Molina. Quoi ? Je ne comprends rien, alors j'appelle la coordinatrice de l'IRC à l'aide :
Yasmine, I forwarded your email to the caseworker and this her response is below:

“I know it is hard with the medical coupon. 2 years ago every doctor was accepting medical coupon and now practically nobody. I have to ask around about the doctor. It might take a few days. Unfortunately there is no formula for an easy doc find. You call and they tell you. Stupid, I know. I will let you know when I find a doctor and then Yasmine can schedule with the specifics she mentioned.”
(je sais que c'est difficile avec le coupon médical. Il ya 2 ans tous les médecins l'acceptaient et maintenant presque personne ne le prend. Je vais demander autour de moi; cela peut prendre quelques jours. Malheureusement il n'y a pas de formule magique pour trouver un médecin facilement. Tu appelles et ils te disent oui ou non. Je sais, c'est stupide. Je te tiens au courant dès que j'ai trouvé un médecin et Yasmine pourra fixer le rendez-vous)
La semaine suivante, Jenane m'appelle pour me dire que l'assistante sociale lui a donné quatre numéros de téléphone. Je me retrouve au premier centre, qui n'accepte que les femmes enceintes. Retour à la case départ. Ils me donnent une autre adresse, -bonjourcentresemarquepuisjefairepourvous? - J'aimerais prendre un rendez-vous en gynécologie -onn'aplusdegynecologueici. - En médecine générale alors ? -Quelassuranceavezvous? qlestlnomdlpatiente?- Vous pourriez parler plus lentement s'il vous plaît ? - Quel-est-le-nom de lapatiente? - Dtdenaissance? - Heureusement je commence à connaître la liste des questions et j'obtiens un rendez-vous; la réceptionniste pressée me dit que si jamais le centre n'accepte pas le coupon, ce qui est une possibilité, alors la consultation sera à la charge de la patiente: 100 dollars (médecine générale). J'écris à la coordinatrice de l'IRC pour qu'elle m'explique le système des coupons: voici son courriel (traduit cette fois)
Ah, le coupon médical c'est un autre exemple de comment les Américains peuvent rendre compliqués des concepts assez simples au départ. Lorsque les gens reçoivent les coupns médicaux, ils sont enregistrés dans différents plans. Ces plans ne permettent aux gens d'aller que chez certains médecins approuvés par le plan. Unibe fait partie du plan Molina. Je crois que la famille a été enregistrée dans Community Health plan de Washington; ce qui est embêtant parce que les seuls centres de santé approuvés sont les Community Health Centers; et le plus près est à White Center (je regarde sur googlemap... pas si près mais il doit bien y avoir un bus...).
Une semaine plus tard (on entre donc dans la troisième semaine de l'affaire. Je ne sais pas trop ce qu'a Jenane mais j'espère pour elle que ce n'est pas si urgent...), j'apprends que finalement elle peut aller dans une des cliniques près de chez elle, mais qu'ils trouvent qu'il n'est pas nécessaire qu'elle ait un traducteur. Alors Jenane ne veut pas y aller...

Sunday, January 13, 2008

De la morale et de la sécurité

J'écris aujourd'hui, une fois n'est pas coutume, à propos d'un des prisonniers que je vois le vendredi lors de mes visites à l'unité psychiatrique de la prison de Monroe. Norton est un jeune homme palichot et maigrelet. Il a tout juste 21 ans mais c'est un warrior: d'ailleurs il était dans les Marines. Son instructeur n'a pas voulu l'envoyer en Iraq, il aurait bien aimé parce que c'est ce que font les vrais hommes, mais l'instructeur a dit que Norton était trop émotif, parce qu'il pleurait devant les films projetés aux nouvelles recrues. Mais il a eu son baptême du feu malgré tout, au cours d'une opération dont les médias n'ont pas parlé: c'était au Canada, à la frontière avec l'Alaska. Le gouvernement canadien avait appelé les Marines américains à la rescousse pour combattre de dangereux pirates. L'affrontement a été violent, plusieurs hommes ont été tués. Un vent glacé soufflait, c'était horrible.
Ce fut la seule expérience au front de Norton. Il s'est foulé la cheville et, alors qu'il était en convalescence, il a été arrêté.
Norton vient chaque vendredi; parfois il veut parler, et s'engage dans de longues conversations sur la politique internationale. Nourri de romans d'espionnages, il a une perspective intéressante sur la question. A la fois tolérant (les terroristes, ce sont des gens qui se trompent de moyens pour réaliser leurs objectifs politiques légitimes) et extrême (la solution au problème iraqien, c'est d'oblitérer ce pays). Fasciné de conspirations.
Parfois il apporte ses photos et les range soigneusement dans son album. Rayonnent les sourires de belles jeunes filles. Sa meilleure amie. Sa soeur. Aussi Lindsey Lohan, starlette américaine. Trois belles blondes qui semblent apporter un peu de vie dans la griseur de la prison. Mais la meilleure amie s'est suicidée il y a deux ans, et la soeur est morte le mois dernier sur un parking de supermarché, poignardée par l'homme qui voulait lui voler sa voiture. Images morbides. Manquant de mots pour décrire la situation, c'est d'un "ça fait chier" que Norton exprime l'étendue de son désarroi.
Fait chier aussi sa situation en prison. Norton dit qu'il a été arrêté pour un crime qui n'en est pas un dans plusieurs pays. Drogue ? Non. Quoi alors ? Je peux pas le dire comme cela, c'est embarrassant. D'accord, ne dis rien alors. Quand j'ai été arrêté, quand j'ai vu les policiers arriver chez moi, j'ai pensé qu'ils venaient pour autre chose - je faisais pas mal de conneries à l'époque, courses de voiture et tout ça... mais quand j'ai appris que c'était pour ça, non, j'en revenais pas... C'est quoi alors? "Statutory Rape" (l'équivalent de détournement de mineur, mais le terme est bien plus fort car il renvoie au "viol": c'est un viol statutaire car l'un des deux partenaires est majeur tandis que le second est mineur). J'avais 18 ans et elle avait 16 ans. - Et tu as pris 5 ans pour ça ? - Oui j'ai eu de la chance ils voulaient me coller perpet' parce que j'avais déjà été en prison quand j'avais 15 ans. Mais ça fait chier vraiment. En plus c'est absurde, on était ensemble depuis longtemps et tout d'un coup j'ai 18 ans alors c'est illégal ! Les policiers m'ont interrogé pour savoir combien de fois on avait fait l'amour, et après ils voulaient compter chaque fois comme un crime. A la fin le procureur m'a montré le papier de l'accusation et m'a dit que si je passais devant un jury j'en prendrais pour au moins 25 ans.. alors j'ai pas voulu courir le risque et j'ai accepté le marchandage de peine (plea bargain): ils ont discuté, lui et mon avocat, et ils se sont mis d'accord sur 5 ans. Moi je n'ai rien dit, 5 ans c'est long mais j'avais trop peur d'être enfermé pendant 25 ans. Le pire c'est que ma copine elle s'est jamais plainte de rien. Elle est même allée voir les flics pour leur dire que je n'avais jamais été violent avec elle, qu'on s'aimait et tout. Ce sont ses parents qui ont porté plainte parce qu'ils savaient que j'avais été en prison avant alors ils aimaient pas la voir avec moi... Alors je n'ai pas le droit de la contacter. C'est elle qui m'appelle, moi je peux pas l'appeler. Mais on s'est fiancés - Norton montre l'anneau en papier roulé qu'il s'est fabriqué.

Il n'a pas de date de libération inscrite sur son dossier: en tant que "criminel sexuel", sa libération est conditionnée à l'approbation d'un comité spécial qui devra vérifier s'il a bien complété les programmes thérapeutiques destinés aux criminels sexuels en prison. Et quand il sortira, il devra aller de porte en porte pour se présenter à ses voisins et se signaler comme criminel sexuel. Sauf si le comité estime qu'il est trop dangereux et qu'il doit être maintenu en rétention de sûreté.

Sunday, January 06, 2008

Le manteau constellé d'étoiles

Bonne année à tous : que 2008 soit pour vous une année pleine de joie et de lumière. Je dois dire qu’ici cela commence plutôt bien, avec enfin un espoir du côté de la politique (Obama a remporté haut la main le caucus de l’Iowa et Huckabee surfe sur une vague évangéliste qui, selon la plupart des commentateurs, ne le portera pas bien loin car il n’a pas le soutien de l’ establishment républicain).
J’ai pris comme résolution pour la nouvelle année d’écrire davantage. En commençant par ce blog, qui va prendre, je pense, une forme plus libre.


Dimanche 6 janvier, dans le ferry revenant d’Orcas (je suis allée rendre visite à ma prof Lorna Rhodes). Je suis assise dans un rayon de soleil ; j’essaie d’écrire – mon journal de terrain décrivant mes observations à la prison de Monroe. Trônant sur l’eau calme, les îles fredonnent une fugue de lumière qui s’efface dans l’horizon des montagnes grises. Histoire de Fred : qu’a-t-il fait pour aller en prison, lui qui présente si bien, et est-il vraiment fou ? Son regard est comme une vitre claire, fragment isolé d’intelligibilité parmi l’opacité et le flou des visages cireux que je rencontre ici. Mais le chant des îles encore me distrait de mon cahier. Je me sent comme dilatée et agrandie. J’essaie d’absorber un peu de l’infini.
Et je me plonge à nouveau dans cet exercice de reconstitution de dialogues et situations. Ce que j’inscris dans ce petit cahier est-il bien exact d’ailleurs ? Mes analyses seraient-elles très différentes si je pouvais enregistrer les conversations dans la prison ?
- Vous écrivez votre journal ?
- Oui, en quelque sorte …
- Ah … et vous faites cela depuis longtemps ?
- Depuis un an environ (ce n’est pas une réponse exacte… je tiens ce journal depuis quelque mois seulement mais j’en ai eu d’autres avant, et suis-je obligée d’être exacte avec un étranger ?)
- J’ai un ami qui a tenu un journal intime pendant 50 ans : tous les jours il écrivait dans son journal. Vous écrivez tous les jours ?
- Non… une fois par semaine…
Le vieux monsieur en manteau noir s’assied en face de moi et ajuste sa casquette. Son regard gris est sévère et chaleureux à la fois. Je lui raconte que je suis étudiante, que je fais des recherches sur les prisons aux Etats Unis. Savez-vous que justement l’ancien directeur des prisons de l’Etat habite sur Orcas, c’est un bon ami.. Chase.. il est contre la peine capitale… un homme intéressant… il est à la retraite maintenant, mais il est consultant pour des prisons dans divers endroit du pays. Mais pourquoi étudiez-vous les prisons ? A mesure que le ferry s’approche de la côte le ciel devient plus sombre : c’est intéressant d’un point de vue anthropologique… vous voyez, le système carcéral américain est gigantesque, il y a des tendances beaucoup plus punitives qu’en Europe, et pourtant c’est un pays très libéral.. j’essaie de comprendre ce paradoxe, ou cette différence culturelle. J’aimerais comparer les pratiques pénales en France et aux Etats Unis.
La France. Il soulève sa casquette et passe sa main sur son crâne chauve, me parle de ses années de service en Europe, de Marseille à l’Autriche en passant par les Vosges. - Non mes parents n’ont pas fait la guerre, ils sont nés après. - Ma fille a visité Paris, il y a quarante ans, pendant les émeutes – ah Mai 68, la révolution hippie… une période intéressante… (ô combien cet héritage est toujours présent, entre déni oedipien et romantique fétichisation du pavé).
Il travaillait pour un hebdomadaire local, mais il est à la retraite depuis vingt cinq ans maintenant.
- J’ai déménagé à Seattle il y a deux semaines. Un jour, c’était au mois de novembre, je prenais un bain dans ma maison à Orcas et ma femme m’a dit qu’elle voulait déménager. Comment, cela fait plus de vingt ans que j’habite ici ? où déménager ? Peu importe, il faut aller ailleurs. Elle avait raison, cette maison était trop compliquée à entretenir. Mon père l’avait construite dans les années 20 ou 30. Et il y a un terrain de 6 acres. C’est beaucoup de travail. Alors j’ai décidé de vendre la maison et d’acheter un condo à Seattle. En deux semaines nous avons déménagé ! Mais je ne connais personne à Ballard… un ami m’a dit qu’il fallait environ six mois pour se sentir bien à Seattle, on verra…
Le haut parleur annonce l’arrivée du ferry à Anacortes. Assurez-vous que vous n’avez rien oublié à bord. Les piétons sont priés de débarquer par le ponton supérieur. Enchantée d’avoir fait votre connaissance, je m’appelle Yasmine. – Garry Evans.
Sa longue silhouette s’avance lentement vers le ponton pendant que je ramasse mes papiers.

En sortant du parking d’Anacortes. Il pleut. Un homme barbu appuyé sur une canne fait signe : je reconnais un des passagers du ferry et m’arrête. Merci merci c’est inespéré c’est tellement gentil à vous de vous arrêter j’étais dans le ferry je vais à Commercial Avenue c’est incroyable tout de même qu’il n’y ait pas de bus le dimanche il y en a tous les jours de la semaine vraiment ce n’est pas pratique vous voyez je suis resté bloqué – comment ça marche votre ceinture de sécurité, ah voilà… c’est parti. Il souffle. Il sent l’alcool. Est-ce bien raisonnable de prendre en stop un clochard ? Il n’est pas bien menaçant. La divinité se déguise en mendiant pour visiter les mortels.
Oui c’est surprenant qu’il n’y ait pas de bus le dimanche c’est tellement touristique les San Juan… Mais il faut dire qu’en hiver il n’y a pas grand monde. Pourtant ces îles sont magnifiques en été mais aussi en hiver avec la pluie et le vent vous voyez c’est un décor de théâtre absolument parfait… dramatique.. oui je travaille dans le théâtre, je suis scénographe… ah vous êtes française je l’avais deviné vous avez un accent… sur ces îles on pourrait mettre en scène En attendant Godot vous savez cette pièce de Samuel Beckett l’Irlandais qui écrivait en français…
Je ne saurai jamais comment il entendait mettre en scène Godot, cette pièce de l’absurde et du vide, dans ce paysage océanique. Godot me semble urbain. Je l’aurais fait jouer dans un jardin public, entre les toboggans et les animaux à ressort. Et dans l’immensité des San Juan, je voyais une rêverie existentielle comme Peer Gynt. Mais mon passager était arrivé à destination. Il m’a remercié chaleureusement, et m’a quittée d’un « God bless you » : je me suis sentie protégée et j’ai repris la route vers Seattle en me réjouissant de ces rencontres inattendues.